2.1. Altérité sur le web et navigation hypermédia
Le travail d’Annie Abrahams est principalement présent sur internet. Au premier abord il évoque une forme de poésie visuelle, nous découvrons ensuite que ses préoccupations tournent autour de l’identité et les relations interpersonnelles sur le réseau. Considérant la diversité des internautes, une de ses problématiques est d’interpeller la personne dans son intimité. Pour faire sens, le point central des créations est l’émotion. Les émotions sont le dénominateur commun qui peut interpeller toutes personnes dans son intimité.

Les diverses créations proposées par l’artiste sont regroupées sur un site web : being human. Lorsque l’internaute s’y connecte, il est directement plongé dans l’oeuvre, rien de particulier n’est indiqué, il peut circuler dans being human d’une création à l’autre. La navigation est hypertextuelle, la densité du labyrinthe proposé par Annie Abrahams fait qu’il est rare de faire deux fois le même parcours. Par hasard, ou en se familiarisant avec le dispositif, l’internaute peut accéder à des parties du site qui ne font pas oeuvres, ces pages nous informent sur les créations, la biographie, des références textuelles, des liens… Voyons concrètement le travail d’Annie Abrahams à travers quelques créations.
Confrontation est une oeuvre dont le processus n’est pas clos, une oeuvre en mouvement nous dirait Eco. Elle fonctionne à plusieurs niveaux. Des images défilent sur l’écran au hasard des résultats proposés par les moteurs de recherche sur le thème de la guerre. En même temps deux voix (homme et femme) se parlent dans des langues inventées sans se comprendre. Des messages d’espoir s’affichent de façon aléatoire au coin des images. Cette rencontre fortuite laisse émerger de fortes significations ou des non-sens au grès du programme. L’interactivité est ici contrôlée par le programme informatique, mais les combinaisons sont aléatoires. Enfin, l’internaute à la possibilité de participer directement à l’oeuvre en envoyant son propre message d’espoir qui sera immédiatement intégré au dispositif (le temps que les machines s’échangent les données).
jesuisuneoeuvredart est basé sur la participation des internautes qui consiste à envoyer un message que le site intègre de façon instantanée. Je (ne) suis (pas) une oeuvre d’art sollicite toujours la participation de l’internaute par le texte, mais différemment. À partir d’un texte rédigé par un critique d’art, chaque internaute a la possibilité de remplacer un mot du texte par celui qu’il veut. Progressivement la couleur des mots s’éclaircit jusqu’à s’effacer. Les participants ont donc le pouvoir de gommer complètement l’oeuvre qui existe fondamentalement dans le processus.
Une autre façon d’interagir de façon instantanée avec l’internaute est la programmation en rhizome. Comprendre par exemple, propose à l’internaute une multitude de liens hypertextes en même temps, ce qui crée le sentiment d’incertitude sur le choix. Des fenêtres s’ouvrent, se ferment, beaucoup de couleur et toujours des liens ! comprendre fonctionne sur l’incompréhension de l’internaute qui se sent de plus en plus perdu dans le labyrinthe hypertexte. S’il s’arme de patience et d’attention, l’internaute trouvera un chemin de fin. Encore une fois, l’oeuvre répond aux données d’un programme, mais celles-ci dépendent des choix de parcours de l’internaute et c’est donc par ses actions que l’oeuvre prend forme.
Dans Ne me touchez pas, Annie Abrahams traite du respect de la volonté des personnes. L’internaute irrespectueux doit assumer la responsabilité de ses actes car il ne peut revenir en arrière et ne connaîtra pas la fin de l’histoire. Son choix d’action ou d’inaction est ici capital. Contrairement à l’engouement pour l’hyper-interactivité, Annie Abrahams demande à l’internaute de ne rien faire alors qu’il a la possibilité d’agir, mais il n’est pas réellement passif, nous dirions plutôt qu’il fait le choix de non-action.

2.2. Travail artistique et appropriation des technologies
Pour synthétiser en quelques points les enjeux que révèle le travail d’Annie Abrahams, on remarque que l’interactivité est très présente, elle lui permet d’impliquer l’internaute à travers la responsabilité des choix qu’il opère en situation. Ensuite, elle questionne le rapport que l’usager développe sur internet avec l’Autre et son environnement, c’est-à-dire la machine, le réseau, les autres internautes et le monde qui l’entoure. Enfin, la particularité de being human est de (ré-)introduire de l’humain dans la machine à travers l’expression de sentiments et de ressentis.
Annie Abrahams révèle dans ses propos, son mode de travail et ses créations artistiques un usage des TIC qui illustre parfaitement le phénomène d’appropriation : "Nous pouvons parler d’« appropriation » lorsque trois conditions sociales sont réunies. Il s’agit pour l’usager, premièrement, de démontrer un minimum de maîtrise technique et cognitive de l’objet technique. En deuxième lieu, cette maîtrise devra s’intégrer de manière significative et créatrice aux pratiques quotidiennes de l’usager. Troisièmement, l’appropriation ouvre vers des possibilités de détournements, de contournements, de réinventions ou même de participation directe des usagers à la conception des innovations." (2002, pp. 251-276).
Annie Abrahams fait du net art depuis la fin des années 1990, son travail a évolué en même temps que les innovations technologiques et les possibilités qu’elles offrent. Elle réalise directement ses dispositifs et a une grande connaissance technique. Étant artiste du réseau internet, son usage des techniques est bien évidemment quotidien et créatif. Les dispositifs artistiques d’Annie Abrahams ne font pas usage de la technique pour ce qu’elle est, mais l’utilisent dans d’autres buts, la détournent de son usage de conception : la troisième condition proposée par Breton et Proulx, qui n’est pas la plus évidente, est ici incarnée. De plus, cette artiste ne cherche pas simplement à parler de la technologie, mais à révéler l’influence des technologies sur notre façon de penser : ne pas cliquer là où on en a l’habitude, ne rien faire devant son ordinateur alors que la technologie nous propose l’action, prendre du recul en observant le fonctionnement de certains dispositifs techniques comme la sélection opérée par les moteurs de recherche. <
Dans ses usages artistiques des TIC, Annie Abrahams incite l’internaute à reconsidérer ses pratiques quotidiennes et à se poser des questions sur les usages prescrits de la technologie. Comme d’autres artistes rencontrés lors de notre enquête, Annie Abrahams fait partie de ceux qui questionnent les TIC et remettent en cause notre rapport journalier aux techniques. À un niveau esthétique et sensible, ses créations participent à la réflexion critique sur les usages des technologies.

Méliani Valérie, 2005, Vers une compréhension des usages émergents des TIC : l’exemple révélateur des artistes numériques, in Actes des travaux du Groupe de Travail "Sociologie de la communication", XVIIe Congrès des sociologues de langue française, Tours. http://www.univ-tlse2.fr/aislf/gtsc/index.htm l'article en pdf: http://www.univ-tlse2.fr/aislf/gtsc/DOCS_SOCIO/FINITO_PDF/Meliani_rev.pdf